VI
LA WALKYRIE

La grande rade que l’on appelle l’Hamoaze et qui sépare l’arsenal de Plymouth du pays environnant brillait comme de l’étain bruni au soleil du matin. On était au dernier jour du mois d’août et l’air était pourtant déjà frais, des rideaux de crachin balayaient la campagne du Devon.

La mer était sillonnée de bateaux de toutes sortes et de toutes tailles, deux majestueux vaisseaux de ligne tiraient sur leurs câbles dans la belle brise de mer. Des charbonniers, bas sur l’eau, avec leurs lourdes cargaisons destinées aux villes qui bordent la Tamar ou à l’arsenal. Une machine à mâter les suivait, traînant à la remorque un gros tas d’espars et profitant de la marée pour remonter du Sound avant d’embouquer la passe étroite qui protégeait le port.

Pour tout terrien peu au fait de ces choses, un bâtiment de guerre ressemblait comme deux gouttes d’eau à un autre et seule la taille pouvait faire une certaine différence. Mais un marin aurait immédiatement remarqué la frégate ancrée sous l’arsenal. Avec son boute-hors élancé, son tableau joliment incliné sous les fenêtres de poupe où était inscrit son nom, Walkyrie, elle était beaucoup plus grosse qu’un cinquième rang et, sans l’embelle d’un seul tenant, serait facilement passée pour un bâtiment de ligne.

Des hommes s’activaient sans se presser près des coupées, dans le gréement et sur les vergues. Une dernière inspection générale : qui aurait pu dire pour combien de temps elle allait partir ? C’était un vaisseau tout neuf, sorti des célèbres chantiers Bucklers, et il n’avait été admis au service que depuis deux mois. Les officiers et l’équipage avaient subi une pression considérable.

Il avait fallu récupérer avec l’aide du major général un complément d’état-major et de marins à bord d’autres vaisseaux stationnés à Plymouth. L’amiral était plus conscient que tout autre de l’importance de la Walkyrie. Convenablement menée, elle pouvait se mesurer à n’importe quel bâtiment de guerre, hormis les bâtiments de ligne. Elle avait été conçue pour accueillir un chef d’escadre de toute taille.

A l’arrière, dans la grand-chambre, le capitaine de vaisseau Trevenen réfléchissait à cette éventualité. Il contemplait les appartements mitoyens que l’on avait déjà préparés pour le vice-amiral Richard Bolitho, lequel les occuperait aussi longtemps que la situation l’exigerait.

Il se disait que ces locaux étaient des plus confortables, si l’on songeait que la Walkyrie ne permettait de se tenir debout que sur une largeur d’une quinzaine de mètres, un peu moins à l’arrière, et l’on s’y trouvait fort à l’aise. Trevenen avait passé le plus clair de sa carrière à bord de frégates ou bâtiments similaires. Il savait que c’était sans doute la dernière fois. Un joli bâtiment, et, capitaine de vaisseau ancien, il avait toutes les chances d’être promu amiral lorsque la Walkyrie serait entrée en service pour de bon. On ne lui avait rien promis, mais il était dans la marine depuis assez longtemps pour savoir lire entre les lignes.

C’était un homme plus trapu que bien bâti, la mâchoire forte, le visage sillonné de pattes-d’oie, résultat d’innombrables heures de quart par tous les temps. Ses cheveux châtain-roux étaient coupés court, pas assez court cependant pour que l’on ne devine pas quelques mèches grises. Il avait quarante ans, mais paraissait plus âgé. Il se mit debout, les mains dans le dos, comme pour mieux savourer la longueur de son bâtiment. Convenablement menée, la Walkyrie était un commandement de rêve. Malgré ses dix-huit cents tonnes, elle répondait immédiatement. Leur maître pilote n’avait pu dissimuler son étonnement lorsqu’ils avaient dépassé les dix-huit nœuds, en dépit de sa taille et de ses quarante-deux pièces, canons et caronades.

Trevenen referma la porte de communication, comme pour chasser de ses pensées l’amiral qu’il attendait. Il ne voulait pas le laisser accéder chez lui, c’était trop dangereux. Il entendit derrière la portière de toile le fusilier de faction faire claquer la crosse de son mousquet sur le pont et se prépara à accueillir son visiteur.

C’était le lieutenant de vaisseau Urquhart, son second, un homme vif, qui s’exprimait calmement. Il avait déjà occupé cette fonction à bord d’une autre frégate. Trevenen le savait très bien, et il n’était pas le seul. Il savait également que, comme les autres, Urquhart n’avait pas encore pu jauger son commandant en un laps de temps aussi bref.

Et cela vaut mieux, songea-t-il, souriant presque. Presque.

Il entendit taper à la porte et répondit :

— Entrez !

Tout en se dirigeant vers l’arrière, son bicorne sous le bras, Urquhart jeta un coup d’œil à la chambre de jour, s’attendant peut-être à y trouver quelque touche personnelle, des indices qui lui permettraient de mieux cerner celui qui, seul maître après Dieu, tenait dans ses mains le sort de deux cent vingt hommes.

La chose n’échappa pas à Trevenen.

— Vous voilà de bien bonne heure, Mr Urquhart. Quelque chose qui ne va pas ?

— C’est le chirurgien, commandant, répondit Urquhart. Il souhaite s’entretenir avec vous.

Il rougit violemment sous le regard perçant de Trevenen. Des yeux sombres, profondément enfoncés, mais qui lui mangeaient tout de même la figure. Urquhart ajouta timidement :

— C’est au sujet de la punition, commandant.

— Je vois. Dites-lui que je n’ai pas l’intention d’en discuter. Je veux que tout soit exécuté et terminé avant que l’amiral monte à bord.

Il se tourna vers les hautes fenêtres de poupe au moment où un yawl, gîtant fortement sous la brise, passait dangereusement près du tableau de la frégate. Puis, claquant des doigts alors que le second s’apprêtait déjà à disposer :

— Non, autant, Mr Urquhart. Je vais le recevoir !

Urquhart referma la portière d’une main tremblante. A bord de son bâtiment précédent, et quand ils étaient entre eux, son commandant l’appelait par son prénom. Si cela arrivait jamais à Trevenen, il se dit qu’il en mourrait de saisissement.

Il trouva le chirurgien qui patientait près du carré, sa coiffure cabossée dans les mains. C’était un homme négligé, à l’abondante chevelure grisonnante et au visage ravagé par la boisson. Mais on disait que c’était un bon chirurgien, tout en espérant ne pas avoir à le vérifier.

— Cela ne sert à rien, la punition sera exécutée – il haussa les épaules, l’air las : Il va vous recevoir.

Le chirurgien n’en démordait pas, l’air furieux.

— Le commandant a bien insisté pour que le bosco fasse usage du fouet à gros nœuds ! Personne ne peut supporter ça !

— Je n’y peux rien, lui répondit Urquhart.

Dans son for intérieur, il était du même avis que le chirurgien, mais montrer quoi que ce soit alors que l’on venait d’embarquer aurait été pure folie. Ce bâtiment avait plus de chance que bien d’autres et le commandant en était certainement conscient. Ils avaient peu de matelots enrôlés de force en comparaison des autres bâtiments. Ils avaient en outre réussi à trouver une vingtaine de nouveaux qui, même s’ils n’étaient pas marins, étaient de robustes et intrépides mineurs d’étain cornouaillais mis au chômage lorsque leur puits s’était écroulé.

Le factionnaire claqua des talons en aboyant :

— Le chirurgien, commandant !

Le garçon ouvrit la porte et la referma aussitôt.

— Vous vouliez me voir ?

Trevenen était debout, ses larges épaules contre les fenêtres derrière lesquelles on apercevait l’eau qui miroitait et des bâtiments qui passaient.

— Oui, commandant, à propos de ce paysan, Jacobs. Je ne puis garantir qu’il survivra à sa punition. C’est la deuxième fois qu’il subit le fouet en deux semaines, commandant.

— En effet, mais cet homme est un rustre et un ignare. Je ne tolère aucune insubordination et je ne tolère pas davantage que l’on mette en cause l’autorité de mes subordonnés.

Le garçon du commandant arriva sur la toile à damier du pont et posa un grand verre de vin à portée de main de son maître.

— Je sais, protesta le chirurgien, que c’est un rustre et un ignare, je ne défends pas sa…

Le commandant leva la main.

— J’ai une question à vous poser.

Le chirurgien, la figure rouge, regardait le grand verre. Trevenen poursuivit :

— Vous étiez en fonction à bord de l’Hypérion, le vaisseau amiral de Sir Richard Bolitho, je crois ?

George Minchin le regardait fixement, totalement pris de court par cette question.

— Eh bien, oui, commandant. J’étais à bord lorsqu’il a sombré.

Il se ressaisit et reprit avec une certaine fierté :

— J’ai été le dernier à débarquer de ce pauvre vieux.

— Tout ceci est entre nous, naturellement, mais nous allons lever l’ancre dès que nos passagers seront à bord. Conformément aux instructions de l’Amirauté, ce bâtiment va jouer un rôle officiel. Votre Sir Richard Bolitho va mettre sa marque à bord.

Le chirurgien était tout ému. Comment un homme pouvait-il tomber dans une telle déchéance ? Trevenen lui demanda :

— Que pensiez-vous de lui ?

Le regard de Minchin se perdit dans le vague, loin de cette chambre et de ce vaisseau. Il entendait le rugissement de tonnerre et le recul des pièces sur ce vieux soixante-quatorze, les flots ininterrompus de blessés et de mourants qu’on lui descendait dans l’entrepont, les bailles où l’on jetait les membres amputés, « les ailes » comme disaient ironiquement les mathurins. Les bailles qui dégorgeaient des débris que leur fournissaient scies et scalpels. Des bras, des jambes, des morceaux d’hommes que Minchin connaissait. Et pendant ce temps, le pont supérieur qui tremblait sous les coups furieux de la bataille qui faisait rage tout autour.

— C’est l’homme le plus merveilleux que j’aie jamais rencontré. Un gentilhomme, mais au sens noble du terme. Je l’ai vu essuyer une larme en apercevant un pauvre bougre en train de mourir. Il ne faisait pas le fier, il était capable de s’agenouiller et de lui tenir la main pendant ses derniers instants – et jetant un regard sombre au commandant : Pas comme certains !

— Très louable. Mais la punition sera exécutée ce matin à dix heures et vous y assisterez, monsieur. J’ai appris depuis longtemps qu’autorité et sévérité ne vont pas l’un sans l’autre !

Il attendit que la porte se fût refermée derrière la silhouette dépenaillée de Minchin. Cet homme était un imbécile. Il allait essayer de le remplacer dès que possible. Même si les chirurgiens compétents et qui acceptaient de faire ce travail de boucher étaient durs à trouver.

Il goûta le vin du bout de la langue. Le plus difficile allait être de ne pas montrer et même de dissiper la vieille animosité qui datait du jour où son père et le commandant James Bolitho s’étaient brouillés. Trevenen était originaire de Truro et il en voulait à Bolitho de ce qu’on disait de lui, qu’il était l’enfant le plus éminent de Cornouailles. Il fronça le sourcil et pinça les lèvres.

Nous verrons bien.

A dix heures sonnantes, les sifflets firent retentir leurs trilles dans les entreponts et sur les passavants. Les fusiliers gagnèrent leurs postes sur la dunette.

— A tout l’équipage ! A tout l’équipage ! Rassemblement à l’arrière aux postes de punition !

Le second se rendit à la chambre, mais Trevenen lui dit fort calmement :

— J’ai entendu, Mr Urquhart. Il n’y a guère de bruit à bord et je désire que cela continue ainsi.

Puis il ramassa le dossier qui contenait le Code de justice maritime et, après avoir rapidement jeté un coup d’œil à ses appartements, sortit de chez lui.

Impitoyable ? Urquhart poussa un soupir. Non, ce n’était même pas cela. Il était totalement insensible.

 

Lady Catherine Somervell se tenait près des grandes fenêtres dans la chambre qu’ils allaient occuper une seule nuit. Ces fenêtres donnaient sur un modeste balcon orienté au sud, sur le Sound de Plymouth. Apparemment, elle aurait du beau temps pour son voyage de retour jusqu’à Falmouth. Un frisson la prit. Elle aurait peut-être dû retourner à Londres, cette ville qu’elle avait si bien connue autrefois. Mais elle savait qu’elle avait besoin de retrouver la vieille demeure grise en contrebas du château de Pendennis. Elle aurait de quoi s’y occuper au milieu de ces gens qui, pour la plupart, gardaient leur quant-à-soi et ne lui adressaient même pas un regard lorsqu’elle passait. Elle aurait pu rester éternellement une étrangère en Cornouailles. Même Yovell subissait le même traitement, alors qu’il ne venait que du Devon. Désormais, ils la respectaient, et pour elle, cela comptait. Ils devaient être nombreux à penser qu’elle était au-dessus de tout ça, qu’elle était habituée aux commérages et aux mensonges, mais il n’en était rien. Et voilà que l’homme qu’elle aimait plus qu’elle-même, qui était prêt à tout risquer pour elle et à cause d’elle, allait s’en aller. Voilà qu’il allait retrouver cet autre monde, à la merci de la mer cruelle, avec ses dangers qu’elle avait connus pendant un court moment, et qui les avaient encore rapprochés, si c’était possible.

L’arsenal avait envoyé une voiture et quelques porteurs pour prendre les coffres et les caisses de Bolitho et les déposer à bord. La cave à vins qu’elle lui avait offerte pour remplacer celle qui gisait au fond de l’eau avec son vieil Hypérion était restée à Falmouth, tant que l’avenir n’était pas dégagé. Cela lui ferait un souvenir, quelque chose qui lui appartenait.

Allday était parti avec Ozzard et Yovell pour s’assurer qu’on ne volerait rien entre l’arsenal et le vaisseau, comme il l’avait déclaré. Le lieutenant de vaisseau Avery, l’air toujours aussi sévère, était quelque part au rez-de-chaussée de l’auberge Le Lion d’Or, le meilleur établissement de Plymouth.

Elle avait dit au revoir au petit équipage de Bolitho, comme il les appelait, mais Allday s’était arrangé pour traîner un peu.

— Je prendrai grand soin de sir Richard, milady. Craignez rien.

Il paraissait abattu, triste même.

— C’est plus dur, cette fois-ci ? lui avait-elle demandé.

Il l’avait regardée, l’air placide.

— Ouais, c’est plus dur. Quand qu’on sera rentrés à la maison, vous viendrez à not’noce ?

Elle avait senti son cœur se briser en l’entendant dire : à la maison.

— Nous ne la manquerions pour rien au monde.

Elle l’avait serré dans ses bras. Un marin, un vrai de vrai, qui sentait le rhum, le tabac et le goudron, toutes ces odeurs de la mer.

— Et soyez bien prudent, John. Je tiens énormément à vous.

Il s’était montré surpris et ému de l’entendre l’appeler par son prénom. Elle lisait dans ses pensées à livre ouvert. Une femme qui avait fait des mariages, misérables ou dans la haute, qui s’était déshabillée pour enfiler des vêtements d’homme lorsque leur navire était drossé sur les rochers, qui avait presque tué un mutin avec son peigne espagnol : que pouvait-elle éprouver en compagnie des pauvres gens ?

Elle entendit Bolitho qui arrivait de la pièce d’à côté, lissant ses poches comme il en avait l’habitude.

Il était grave, son uniforme et ses galons dorés faisaient comme un mur entre eux. Il portait son beau sabre d’honneur et elle savait qu’il avait confié à Allday le vieux sabre de famille.

A leur arrivée, elle s’était tenue là, debout près de cette fenêtre, et il lui avait dit :

— Dans le temps, les tenanciers mettaient une lunette à la disposition de leurs clients qui pouvaient ainsi admirer le trafic dans le Sound.

Il avait pris un ton léger, mais il y avait un je-ne-sais-quoi dans sa voix, une sorte de tristesse indéfinissable.

— Je suppose qu’un voyou l’aura dérobée.

— Des secrets ? lui avait-elle demandé.

— Je devais appareiller alors. Je commandais l’Hypérion. J’ai l’impression que cela fait si longtemps, c’était il y a près de quinze ans.

Elle avait songé au portrait de sa première épouse, Cheney. Elle l’avait trouvé, tout poussiéreux et oublié là où Belinda l’avait caché. Elle l’avait nettoyé et accroché à sa place sur le mur.

Bolitho avait continué :

— C’est la dernière fois que je l’ai vue. Elle est morte pendant que j’étais à la mer.

Cela avait été un moment émouvant. Elle savait qu’elle allait regarder ce portrait de plus près, à son retour à Falmouth. La jeune épousée qui, s’il n’y avait pas eu cet accident tragique, lui aurait donné un enfant.

Une domestique apparut à la porte.

— Vous d’mand’pardon, sir Richard, la voiture, elle est là.

— Merci.

Il se tourna vers elle, ses yeux gris remplis de souffrance.

— J’aurais tant aimé que tu viennes avec moi, mais je pars directement à l’arsenal. Cela me peine de te quitter, de me retrouver encore une fois empêtré dans les affaires des autres.

Il s’approcha de la fenêtre ouverte et ajouta :

— Mon Dieu, mais il y a foule dehors !

Catherine l’observait, voyait son désarroi. Pourquoi fallait-il qu’il soit toujours aussi surpris lorsque, quel que soit l’endroit, les gens avaient envie de le voir ? Pour ces hommes et ces femmes ordinaires, il était celui qui les protégeait, le héros qui se dressait entre eux et l’ennemi détesté.

— Nous devons nous dire adieu, Kate chérie. Il faudrait avoir un tombereau, pas une voiture.

Ils restèrent ainsi enlacés, immobiles, s’embrassant, essayant de profiter de la toute dernière minute.

Elle lui murmura :

— Lorsque tu reviendras, je te reprendrai le médaillon. Descends-les voir, Richard, je regarderai d’ici.

— Non. Non, pas d’ici – il essayait de sourire : Viens devant la porte, ils vont adorer.

Elle hocha la tête, elle comprenait. Cette fenêtre devant laquelle il y avait eu une lunette, c’était à cet endroit qu’il avait vu Cheney pour la dernière fois, en partant rejoindre son bâtiment.

— Très bien. Ensuite, je ferai appeler Matthew et ne crains rien, nous serons sous bonne garde.

Elle lui effleura les lèvres du bout des doigts, ils étaient gelés. Un ultime contact. Elle repensait à leur dernière nuit, incapables de s’aimer, ils songeaient à l’aube, à ce jour. A maintenant.

— Je t’aime tant, Kate chérie. Je sais que je laisse un peu de moi-même derrière moi.

Ils descendirent l’escalier, Bolitho aperçut Avery derrière le propriétaire du Lion d’Or. Lequel était tout sucre tout miel en voyant l’intérêt que suscitait son hôte prestigieux. C’était sans doute lui qui avait vendu la mèche.

Bolitho avait remarqué que, lorsqu’il marchait, Avery avait une épaule plus haute que l’autre, suite sans doute de sa blessure lorsque la goélette s’était rendue aux Français. Mais le vieux tailleur de Falmouth avait fait de la belle ouvrage, Avery avait une tout autre allure dans son uniforme neuf avec ses parements blancs et son bicorne galonné d’or. Ces tailleurs étaient capables de vous confectionner une tenue en moins de quatre jours. Avec les allées et venues continuelles d’officiers de marine, ils auraient pu aisément travailler vingt-quatre heures par jour si nécessaire. Bolitho s’était dit plus d’une fois que celui de Falmouth aurait fait fortune en montant à Londres.

Avery se découvrit devant Catherine :

— Au revoir, milady.

Elle lui tendit sa main et il y posa ses lèvres.

— Nous n’avons guère eu le temps de faire ample connaissance, Mr Avery. Nous y remédierons à votre retour.

— C’est trop aimable à vous, milady, répondit timidement Avery.

Il était évident que c’était un homme blessé, et pas seulement physiquement.

Le propriétaire poussa la porte et ils furent assourdis par les clameurs. Les gens poussaient des vivats et criaient dans la plus grande confusion.

— Vous allez conduire les Français à leur perte, comme Drake !

Un autre :

— Dieu vous bénisse, Dick, et vot’dame pareillement !

Tout retomba dans un silence étrange lorsque Avery ouvrit la porte de la voiture aux armes de la marine, l’ancre et le câble enlacé. Bolitho jeta un dernier regard à Catherine, sa bouche tremblait, mais il était le seul à s’en être rendu compte. Elle avait les yeux fixes, trop fixes, mais il savait que, pour elle, ils étaient seuls au monde.

— Mon bien-aimé.

Elle ne put poursuivre. Ils s’embrassèrent, il régnait un silence absolu, comme si la foule était trop impressionnée, trop triste peut-être pour émettre un seul son. Lorsqu’il monta enfin à côté d’Avery, la rue éclata en clameurs. Des chapeaux volaient dans les airs et deux fusiliers qui passaient se découvrirent en signe de respect.

Elle vit le cocher donner un petit coup de fouet à ses deux chevaux et les roues s’ébranlèrent en claquant sur les pavés. Les gens continuaient à pousser des vivats, des petits garçons couraient le long de la voiture, avant qu’elle ait pris toute sa vitesse. Il ne cessa de la regarder pendant tout ce temps, jusqu’au moment où ils eurent disparu au coin de la rue. Pas une seule fois il ne leva les yeux vers la fenêtre du balcon, et elle en fut toute bouleversée.

Elle retourna dans leur chambre et, sans aller refermer la fenêtre, contempla la foule qui se dispersait, puis les bruits s’étouffèrent, comme le flot qui reflue.

Sophie l’attendait, ses yeux lui mangeaient la figure.

— Comme que j’étais fière, madame, tous ces gens qu’y avait !

Catherine hocha la tête, la main serrée sur la poitrine, elle avait presque peur de respirer, elle ne parvenait pas à croire qu’il était parti.

— C’est ce qu’ils avaient fait pour ce malheureux Nelson – puis, brusquement : Dites à Matthew de rassembler nos affaires.

— C’est déjà fait, milady.

Sophie était toute saisie. Lady Catherine aurait dû être dans tous ses états, elle aurait dû éclater en sanglots. Elle ne comprenait pas pourquoi cette grande dame, avec ses cheveux sombres, ses hautes pommettes, n’éprouvait pas le besoin de partager ce qu’elle ressentait, pas même avec elle.

— Sophie, descendez, lui dit plus calmement Catherine. J’ai une dernière chose à régler.

Restée seule, elle se dirigea vers la fenêtre, là où une autre l’avait regardé s’en aller.

— Puisse mon amour te protéger à jamais.

Elle avait parlé à voix haute, d’abord sans se rendre compte que ces mots étaient ceux qui étaient gravés sur le médaillon.

Elle descendit lentement l’escalier en soulevant sa jupe d’une main. L’aubergiste lui fit une courbette.

— Dieu soit avec lui, milady !

Elle lui rendit son sourire, et se figea en entendant une voiture s’arrêter derrière celle qui portait les armes de Bolitho.

— Qu’y a-t-il, milady ?

Matthew fit un geste pour lui prendre le bras, sa grosse bouille soudain inquiète.

Catherine observait l’autre voiture dont quelqu’un descendait.

Cette jaquette avec des épaulettes qu’elle connaissait si bien, cette main tendue pour prendre celle de sa maîtresse tandis que les domestiques s’activaient pour descendre leur bagage.

— Ce n’est rien, Matthew.

Elle hocha la tête, la rue et la voiture se brouillaient devant ses yeux. Elle ajouta, abattue :

— Emmenez-moi à la maison.

Tandis que Matthew se hissait sur son siège où attendait un garde du corps au visage dur, et desserrait le frein, elle se décida à se retourner pour jeter un coup d’œil à leur fenêtre. Il n’y avait pas de fantômes. Mais était-ce bien vrai ? Y avait-il quelqu’un, là, derrière, qui la regardait partir, attendant encore ce vaisseau qui était rentré trop tard ?

Sophie lui tenait la main, comme une enfant.

— Ça va mieux maintenant, milady ?

— Oui, lui répondit-elle, soudain heureuse d’avoir cette fille avec elle pendant le long voyage de retour jusqu’à Falmouth.

Elle essaya de la rassurer :

— Si Allday était là, je crois bien que je lui demanderais de me verser un godet.

Mais cela ne réussit qu’à l’attrister davantage.

Ne me quitte pas…

 

Le lieutenant de vaisseau George Avery s’arrêta, tandis que Bolitho se dirigeait vers l’un des nombreux bassins. Bâtiments en réparations, que l’on regréait parfois, vaisseaux en cours de construction. Plymouth était un port fort animé, l’air vibrait sous le bruit des marteaux et le crissement des scies. Des attelages de chevaux déhalaient des longueurs de cordages vers un vaisseau en cours de gréement. Là, des hommes transformaient cet amas informe en filets de haubans et d’enfléchures. Spectacle d’une grande beauté pour certains, bagne pour ceux qui devraient les armer par tous les temps et par toutes les mers.

C’était un bassin bien précis qui intéressait Bolitho. Celui dans lequel on avait déposé son vieil Hypérion après cette terrible bataille, à une époque où il était jeune capitaine de vaisseau. Un fier bâtiment qui, même déjà marqué par la mort, le pont déchiqueté, la coque crevée, refusait de périr. On l’avait transformé en ponton, comme celui qu’il voyait à présent dans le même bassin. Les mots de Nelson n’en paraissaient que plus justes, lorsque pour combler les manques et les pertes dans la Flotte, on avait sorti l’Hypérion de son humble position pour le remettre en service, paré une fois de plus à prendre sa place dans la ligne de bataille, seul endroit digne de lui. Et quand Bolitho avait eu à choisir son bâtiment amiral, il en avait étonné plus d’un à l’Amirauté en demandant son ancien bâtiment. Nelson avait fait taire ceux qui protestaient en disant : « Donnez-lui le bâtiment qu’il souhaite avoir ! »

L’Hypérion était vieux, certes, mais le petit amiral avait fait le même choix pour ce qui devait être son dernier vaisseau amiral, le Victory. Il avait quarante ans de service lorsqu’il avait brisé la ligne de l’ennemi à Trafalgar, et Nelson avait payé son courage de sa vie.

Un peu plus tard, toujours à partir de cet arsenal, Bolitho était rentré chez lui dans une maison vide et personne pour s’en émouvoir. Désormais, il avait quelqu’un qui le soutenait, sa Catherine bien-aimée, et il vivait un amour qu’il n’aurait jamais cru possible.

Avery le regardait, intrigué.

— Amiral ?

Bolitho se tourna vers lui.

— Des souvenirs anciens. C’est ici que j’ai laissé un vieux bâtiment. Mais il est venu me retrouver. Jusqu’à ce jour d’octobre, six jours avant Trafalgar. Certains disent que nous avons préparé le terrain pour Nelson… seul le Destin le sait. J’y repense souvent, et aussi, au fait que mon neveu est le seul à avoir croisé Nelson en personne. J’en suis heureux, c’est quelque chose qu’il n’oubliera jamais.

Il songea soudain à ce que Catherine lui avait raconté, qu’elle avait le sentiment d’avoir trahi. Mais elle était la seule à avoir remarqué quelque chose dès le début. Les autres ne devaient jamais être au courant, ni savoir que c’était inévitable. La fille aux yeux de lune, et le jeune capitaine de vaisseau. Cela aussi, peut-être était-ce le Destin.

Son nouvel aide de camp devait le croire fou. Fort probablement, il regrettait sa décision de débarquer du Canopus à Chatham. Ils se remirent en marche et quelques compagnons occupés à hisser un espar au mât de misaine d’une frégate leur firent de grands gestes en criant :

— Bonne chance, sir Richard ! Vous allez réduire en miettes ces salopards !

Bolitho leva son bicorne et leur répondit :

— Occupez-vous de nous fournir des vaisseaux, les gars, on s’occupe du reste !

Les hommes se mirent à rire en se donnant de grands coups de coude dans les côtes, comme si la plaisanterie était des meilleures.

Mais Avery, lui, vit la tête que faisait Bolitho quand il se retourna. Ses yeux brillaient, et il dit d’une voix remplie d’amertume :

— C’est facile, quand on n’a pas besoin d’y aller soi-même !

— Je crois qu’ils voulaient être gentils, sir Richard.

— Vous croyez ? lui répondit froidement Bolitho. Dans ce cas, j’en suis désolé pour vous – puis, prenant Avery par le bras, il se reprit : Pardonnez-moi ! Ce n’est pas ainsi que je veux me conduire !

Ils atteignirent le quai principal et Bolitho resta un instant à contempler les bâtiments au mouillage, le trafic incessant des petites embarcations portuaires. Il était sur les nerfs. J’ai besoin de toi, Kate. A sa manière, si mystérieuse, elle entendait les mots qu’il prononçait en silence. Le soleil lui chauffait le dos, il sentait son médaillon battre contre sa peau moite sous sa chemise, une des chemises neuves qu’elle lui avait achetées. Cela le calma un peu et, lorsqu’il lui revint en mémoire que, jeune enseigne, il ne possédait qu’une seule et unique paire de bas sans âge, il faillit presque sourire. Bénie sois-tu, Kate, tu m’as entendu…

Avery lui dit doucement :

— Le canot arrive, sir Richard.

Il semblait craindre de le distraire de ses pensées. Il n’était ni timide ni aussi facile à décrypter que Jenour : non, il était plus renfermé, il prenait son temps.

Sur la mer, un joli petit canot émergeait de derrière une épave à l’ancre avant de virer vers l’appontement. Les avirons montaient et descendaient comme des os blanchis. Bolitho effleura son œil et Avery lui demanda immédiatement :

— Puis-je faire quelque chose pour vous, sir Richard ?

— Je crois que j’ai attrapé quelque chose dans l’œil.

Le mensonge lui était venu naturellement. Mais combien de temps Avery – comme Jenour – mettrait-il à comprendre la vérité ?

— Qui se trouve à bord du canot ?

Avery eut l’air rassuré.

— Un enseigne, amiral.

Cela lui faisait un drôle d’effet, de ne pas avoir Allday près de lui en ce moment. Il aurait examiné d’un œil critique l’armement du canot et vérifié le moindre détail. Et il n’était pas davantage à bord.

— Un bien joli canot, sir Richard, commenta Avery.

Le brigadier était déjà debout, gaffe mâtée. L’enseigne restait à côté du barreur pour évaluer la courbe.

— Matez !

Les hommes dressèrent leurs avirons, pales impeccablement alignées. Cela en disait long sur leur entraînement, alors que la Walkyrie n’avait pris armement que depuis peu de temps.

Le canot vint mourir sur son erre contre les marches couvertes d’algues et le brigadier crocha dans un anneau.

L’enseigne sauta à terre, la coiffure à la main, et se mit au garde-à-vous avec un sourire épanoui.

— Finlay, sir Richard, troisième lieutenant.

Bolitho voyait que son regard allait de l’un à l’autre, de ce célèbre vice-amiral à ce lieutenant de vaisseau dont les aiguillettes d’or accrochées à son épaule disaient qu’il était son aide de camp.

— Très bien, Mr Finlay. Vous avez là un armement remarquable.

Il vit l’officier battre des cils, comme s’il n’était guère habitué à se faire complimenter.

— Merci, sir Richard !

Avery descendit dans la chambre, puis leva la tête vers son nouveau supérieur qui avait mis sa main en visière pour contempler la terre, la forme arrondie du mont Edgcumbe, les petites chaumières serrées au soleil.

Bolitho savait bien que les deux officiers l’observaient. Les marins de l’armement restaient immobiles sur les bancs de nage, même si la proximité de la terre suffisait en général à relâcher un peu les rigueurs de la discipline.

Au revoir, Kate chérie. Même si l’immensité nous sépare, tu es toujours près de moi.

Et, serrant son sabre contre lui, il embarqua.

L’enseigne sauta à son tour et ordonna :

— Poussez ! A déborder devant ! – puis lorsque le courant les eut dégagés : Sortez ! Avant partout !

Une petite brise ridait l’eau et piquait les yeux de Bolitho, comme pour tourner en dérision sa tenue officielle. Il se tourna vers les nageurs, proprement mis avec leurs chemises à carreaux et leurs coiffures de toile cirée. Mais il y avait quelque chose de différent, quelque chose qui n’allait pas. Ils gardaient les yeux rivés sur leurs avirons, les corps poussaient sur les poignées avant de se rejeter en arrière lorsque les pales mordaient l’eau à l’unisson. Il essaya de chasser ces pensées. Un bâtiment neuf, un commandant qu’ils ne connaissaient pas pour la plupart, un avenir incertain. La chose n’était guère surprenante. Un canot de rade, avirons mâtés, passa. L’officier debout dans la chambre se découvrit pour le saluer. A présent, se dit-il, tout le monde doit être au courant. Il se retourna vers les marins. Ils n’étaient pas hostiles, ni indifférents, non, ils avaient l’air de chiens battus. C’était le seul mot qui convînt.

Ainsi donc, Trevenen n’avait pas changé. Lorsqu’il s’agissait de discipline et d’exigence, on disait de lui que c’était un fanatique.

Finlay, le troisième lieutenant, se hasarda :

— La voilà, sir Richard.

Bolitho s’abrita les yeux. La Walkyrie était impressionnante, sans aucun doute. A cette distance, elle paraissait aussi grosse que l’Hypérion, alors que c’était un deux-ponts de soixante-quatorze.

Finlay s’agitait nerveusement sur son banc.

— Bosco, faites donc attention ! Le courant nous pousse au cul !

L’homme de barre fit signe qu’il avait compris et évalua du regard leur erre.

Bolitho aperçut les tuniques rouges des fusiliers qui avaient déjà pris position et eut l’impression qu’ils étaient là depuis un certain temps. Le soleil se reflétait sur les nombreuses lunettes braquées et, même à cette distance, on entendait les trilles des sifflets. Il lui avait fallu des années pour s’habituer à tout ce cérémonial, il était crispé lorsqu’il montait à bord pour la première fois. Il avait toujours essayé de ramener les choses à leur juste valeur, de se convaincre qu’ils étaient, eux, plus inquiets de ce qu’ils allaient découvrir que l’inverse.

Un canot de la frégate poussait de l’autre bord, faisant force rames, il y avait deux fusiliers en armes dans la chambre.

Avery dit tranquillement :

— Il y a un cadavre à bord, amiral.

Bolitho l’avait vu lui aussi. Le corps était recouvert d’un morceau de toile, un bras pendait en abord, comme si l’homme était endormi.

— Que s’est-il passé ? demanda Bolitho – et, comme Finlay gardait le silence, il répéta sèchement : Je vous pose une question, Mr Finlay.

Fixant un point à l’horizon, l’enseigne répondit :

— Un homme puni, sir Richard – il avait du mal à continuer : Il est mort ce matin en subissant sa punition.

Bolitho vit le nageur de tête lui jeter un bref coup d’œil suppliant.

Bolitho enfonça sa coiffure sur sa tête, le vent projetait des embruns par-dessus le plat-bord.

— Et qu’avait-il fait ?

Finlay était tout pâle, on aurait dit qu’il était en train de révéler quelque chose qui aurait dû rester caché, comme si cela risquait de lui retomber dessus.

— Il… il a insulté un aspirant, sir Richard.

— Et alors ?

— Trois douzaines de coups de fouet, sir Richard.

Il se mordait si fort la lèvre qu’on se demandait comment il ne saignait pas.

Bolitho savait pertinemment que son aide de camp écoutait leur échange, apprenait, essayant peut-être de comprendre pourquoi un personnage aussi haut placé dans la marine se souciait du sort d’un simple matelot. Des hommes qui subissaient le châtiment du fouet, cela arrivait tous les jours et un de plus ne faisait guère de différence. Il y en avait bien, particulièrement durs à cuire, qui pouvaient supporter trois douzaines de coup ou plus, et survivaient avec les cicatrices laissées par ce fouet d’infamie. Mais la discipline qui régnait dans l’entrepont était souvent bien pire, lorsque par exemple un marin se faisait prendre à voler les maigres possessions d’un camarade. C’était quelque chose qui arrivait, tout le monde le savait. Cette forme de justice expéditive les séparait du carré et des officiers mariniers aussi sûrement qu’un cordon de fusiliers.

Bolitho se concentra sur la frégate, beaucoup plus proche maintenant. Les mâts de hune s’élançaient dans le ciel, le pavillon rouge flottait au-dessus du tableau et les couleurs royales au beaupré. Il examina la figure de proue impressionnante de la Walkyrie : une vierge qui portait un casque à cornes et une cuirasse, l’une des fidèles gardiennes d’Odin. Elle tendait le bras comme pour montrer un héros mort du Walhalla. Mais, à sa surprise, la jolie figure sculptée n’était teinte que d’une méchante peinture jaune fournie par l’arsenal. C’était étrange. La plupart de commandants auraient mis la main au gousset pour décorer les figures de proue et le « pain d’épice » autour de la poupe. C’était ce qu’avait fait Adam pour la nymphe séduisante de l’Anémone, entièrement dorée à l’exception des yeux. Toutes choses égales d’ailleurs, cela montrait que le commandant avait connu des succès et qu’il ne rechignait pas à écorner un peu ses gains de prise. C’était bien peu, mais il y avait plus à dire sur le compte de Trevenen qu’il ne l’aurait cru.

Il ignorait toujours la raison pour laquelle son père n’aimait guère la famille Trevenen, et son grand-père en avait apparemment pensé tout autant. Des histoires de terres, de propriétés ou quelque autre querelle – cela pouvait venir de n’importe quoi.

Lorsque le canot passa sous le boute-hors, il leva la tête pour examiner la batterie principale. Elle était constituée de puissants dix-huit livres, alors que la plupart des frégates n’embarquaient que des pièces de douze, comme cela avait été le cas de la sienne.

Il avait entendu dire que la toute jeune marine américaine était même allée plus loin, que leurs plus grosses frégates embarquaient des pièces de vingt-quatre. Elles en étaient peut-être moins manœuvrantes, mais, avec une bordée aussi formidable, elles étaient capables de démâter l’ennemi avant qu’il fût en portée.

Le canot entama une boucle serrée et Bolitho aperçut des silhouettes rassemblées à la coupée, les hamacs soigneusement serrés dans les filets de branle, la peinture fraîche, noire et chamois, qui rendait la coque aussi réfléchissante que du verre.

— Ohé du canot !

Le cri sorti du fond des âges roula en écho sur l’eau, même si ceux qui observaient à la lunette savaient depuis longtemps que l’amiral arrivait.

L’enseigne empoigna son porte-voix :

— Amiral, Walkyrie !

Bolitho songea à Allday. Il n’aurait eu besoin que de sa main pour que sa voix porte suffisamment.

Avery vit l’amiral ajuster son sabre rutilant. Grimper le long de la muraille n’était pas facile, cela glissait. Aucun officier, et surtout pas un amiral, n’aurait aimé piquer dans l’eau tête la première après s’être pris les pieds dans son sabre.

Bolitho se faisait la même réflexion. Allday était toujours là pour donner la main en cas de nécessité. Il était encore plus aux petits soins depuis qu’il savait qu’il avait un œil en mauvais état, mais gardait ce secret pour lui comme quelque chose de précieux, connu de quelques rares élus.

Avirons rentrés, le canot crocha dans les cadènes et Bolitho se saisit des mains courantes. Il attendit que la houle se calme pour entamer rapidement la montée contre le rentré de muraille. Il pensait à Catherine, à leurs promenades, à leurs randonnées au grand galop dans la campagne. Et cela l’aida : lorsqu’il franchit la porte de coupée, il n’était pas le moins du monde essoufflé.

Les fusiliers se mirent au « présentez armes », de la poudre à briquer jaillissait au-dessus des baïonnettes, les sifflets lancèrent leurs trilles. Les jeunes garçons de la clique, fifres et tambours, entonnèrent Cœur de chêne. Après le silence qui régnait dans le canot, le tintamarre était assourdissant.

Bolitho se découvrit pour saluer la dunette et les couleurs tandis que sa propre marque montait au mât de misaine avant de claquer au vent.

Il aperçut le capitaine de vaisseau Aaron Trevenen qui se détachait du groupe de ses officiers. Sans un sourire, il lui dit :

— Bienvenue à bord, sir Richard. C’est un honneur pour moi de vous voir mettre votre marque à mon bord, même si ce n’est que temporaire.

Bolitho répondit de manière tout aussi réglementaire.

— Un bien beau bâtiment, commandant.

Il entendit Avery qui montait derrière lui. Il se demandait sans doute comment la Walkyrie accueillerait confortablement un amiral qui venait de connaître un gros vaisseau de ligne.

Bolitho balaya du regard les silhouettes entassées sur les passavants et dans les enfléchures, la masse bleue et blanche rassemblée sur la dunette où officiers et officiers mariniers se tenaient dans un silence respectueux.

— Vos appartements sont préparés, sir Richard, reprit Trevenen. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je ferai de mon mieux pour vous satisfaire.

Il cilla presque imperceptiblement en voyant la médaille d’Aboukir qu’il portait autour du cou. Et le sabre d’honneur ne lui échappa pas non plus.

— Peut-être souhaiteriez-vous que je vous présente mes officiers ?

Le visage de Bolitho était impassible.

— La traversée va être longue jusqu’au Cap, commandant. J’espère que j’aurai l’occasion de faire connaissance avec chacun de vos marins avant l’arrivée.

Il n’avait pas élevé le ton, mais il vit que les yeux profondément enfoncés de son interlocuteur brillaient, comme s’il avait reçu une insulte.

Le commandant se découvrit et ordonna :

— Des vivats pour sir Richard Bolitho ! Hourra ! Hourra !

Les marins qui suivaient la scène et les officiers mariniers se mirent à crier, mais on ne sentait pas d’enthousiasme, aucune chaleur. Lorsque tout le monde se fut tu, Bolitho se souvint de l’armement du canot.

Ce fut alors qu’il vit Allday pour la première fois. Il se tenait près d’un imposant dix-huit livres et portait sa belle tenue à boutons dorés. Il avait encore réussi à rester à l’écart.

Leurs regards se croisèrent, ils restèrent ainsi un moment. Puis Allday lui fit un bref signe de tête.

C’était là tout ce dont il avait besoin.

 

Une mer d'encre
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